samedi 26 février 2011

Douleur, nociception et sémantique

Je lis beaucoup de littérature scientifique.  Je lis beaucoup sur la neurophysiologie de la douleur et sur la thérapie manuelle.  Dans mes lectures, il y a une erreur de terminologie commise fréquemment qui me dérange de plus en plus.  Dans plusieurs textes, on intervertit souvent les termes douleur et nociception comme si ceux-ci étaient des synonymes. Pourtant il y a une différence majeure entre les deux.  La nociception est définie par l’IASP comme le processus neurologique d’encodage et d’analyse des stimuli nocifs.  La douleur est plutôt définie comme ceci : « La douleur est une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée à un dommage tissulaire existant ou potentiel ou décrite en terme d'un tel dommage ».

Il est très important de noter ici que la nociception n’est pas un synonyme de douleur. La douleur est d’ailleurs possible même en l’absence de nociception.  La douleur du membre fantôme en est un exemple éloquent.  La nociception n’est pas une sensation mais plutôt un type de stimulation.  La douleur, elle, est toujours le résultat d’une complexe analyse d’une multitude d’informations sensorielles qui se fait à différents paliers dans le système nerveux.  Au bout du compte, la douleur est comme un «output» du cerveau vers la conscience.  Il n’y a jamais de «douleur» qui entre dans le cerveau pour qu’il la sente.  C’est toujours le cerveau qui crée la douleur.  Cette douleur est par la suite ressentie dans la représentation virtuelle du membre pour lequel le cerveau croit qu’il est pertinent qu’elle soit ressentie.   

Voilà pourquoi il est erroné de parler des voies neuronales de transmission de la douleur, de dire que les fibres A-delta et C transmettent la douleur vers le cerveau.  La voie spino-thalamique n’est pas la voie de la douleur.  Ces voies et ces fibres transmettent plutôt l’information nociceptive.  Certains diront que c’est de la sémantique, mais la distinction est d’une importance capitale car il est fréquemment rencontré lors de discussions, d’exposés magistraux et de lectures d’articles que la nociception soit traitée comme s’il s’agissait de douleur alors qu’il n’en n’est rien.  

Cela semble, en fait, démontrer une incompréhension des mécanismes fondamentaux du fonctionnement de la douleur.  Ou peut-être est-ce seulement pour simplifier la discussion.  Néanmoins,  on ne peut pas dire qu’un tissu particulier est la source de la douleur en tant que tel.  On peut dire qu’il est une source potentielle de nociception mais jamais de douleur.  La douleur c’est dans le cerveau que ça commence et fini d’exister.  Ça n’existe pas dans les tissus.  Puisqu’il est parfaitement possible de ressentir de la douleur sans nociception et qu’il est aussi possible de ne pas ressentir de douleur en présence de nociception, on ne peut jamais intervertir ces deux termes sans prendre un raccourci risqué sur le plan du raisonnement clinique.  Comme mentionné dans le commentaire sur la sensibilisation centrale, il est fort possible que la douleur subsiste en l’absence de nociception.  Si l’on se pose la question : de quel(s) tissu(s) provien(nen)t les symptômes, on risque de chercher longtemps car les symptômes ne proviennent d’aucun tissu, d’autant plus qu’il n’y a possiblement même plus de nociception impliquée.

Cette erreur fréquente, issue du paradigme biomédical/biomoléculaire traditionnel voulant que la source de la douleur se retrouve dans les tissus est très répandue tant en physiothérapie qu’en médecine.  La majorité des approches de traitement s’attardent surtout aux tissus.  Même dans mon examen canadien de Partie A il y avait une question qui ressemblait beaucoup à cela : 

«Veuillez dresser une liste des structures occasionnant le plus probablement les symptômes dans chaque région. Notez qu’un point sera alloué pour chaque type de structure. (somatique local, somatique référé, neurogène, vasculaire, viscérale)»

Encore une fois, cela insinue que la douleur (souvent le symptôme principal) provient d’un tissu.  Cela sous-entend aussi que pour qu’il y ait douleur, un tissu doit absolument signaler une stimulation nociceptive vers le SNC.  Est-ce qu’en thérapie manuelle un tissu se doit d’être impliqué pour qu’une douleur soit ressentie?  Ce type de question laisse sous-entendre que oui.  Pourtant, il est clairement démontré que ce n’est pas le cas.

On se demande aussi souvent si la douleur est mécanique ou inflammatoire.  Il serait peut-être plus pertinent de commencer par se demander si la nociception est impliquée dans la sensation de la douleur.  Est-ce une «douleur nociceptive» ou non?  Et si oui, qu’elle importance relative a-t-elle dans l’intensité de la douleur.

Les mots ont une signification, ainsi, ceux que nous choisissons sont importants.  Ils sont souvent le reflet de notre compréhension des choses.  Il est capital selon moi qu’une attention particulière soit apportée aux termes choisis lorsque l’on parle de la douleur et de ses «sources».

dimanche 20 février 2011

La sensibilisation centrale versus le segment facilité. Partie II

Partie I

En 1983, Clifford J. Woolf, MD, PhD a publié les résultats d’une étude qui allait ultimement bouleverser notre compréhension de la douleur (1).  Dans cette étude, il démontrait que l’hypersensibilité accompagnant la blessure d’un tissu périphérique était le résultat direct d’une augmentation du signalement sensoriel dans le système nerveux central (SNC).  Ce qu’il a trouvé lors d’un essai préclinique qu’il faisait à l’époque est que l’activité afférente induite par une blessure périphérique pouvait provoquer une augmentation de longue durée de l’excitabilité des neurones de la corne postérieure de la moelle épinière.  Cela se manifeste par une diminution du seuil d’excitabilité neuronal (allodynie), une augmentation de la réactivité et des répercussions de longues durées lors des stimulations nociceptives (hyperalgie) ainsi que par un accroissement du champ de réception neuronal permettant à des tissus non-blessés de participer à la génération d’une sensation douloureuse (hyperalgie secondaire).

Ultimement, cette découverte, couplée à de nombreuses autres recherches, a permis de découvrir le phénomène qui est maintenant appelé la sensibilisation centrale.   Mais qu’est-ce que la sensibilisation centrale exactement?

Avant la découverte de la sensibilisation centrale, la théorie communément admise pour comprendre comment le SNC traitait les stimulations douloureuses voulait que la transmission du signal se fasse par le relai passif d’un stimulus nociceptif encodé en type, duré, intensité et location.  Les voies neuronales étaient perçues comme constituant une organisation anatomique de connections synaptiques fixes convoyant l’information afférente de haut seuil d’excitation (nociception) à travers le système nerveux jusqu’aux centres d’intégrations sensoriels supérieurs (moelle épinière, tronc cérébral, thalamus et cortex cérébral).  L’intégration du signal dans le cerveau amenait à la sensation consciente de la douleur.  La théorie du portillon mettait déjà en lumière le fait qu’il pouvait y avoir une certaine inhibition de la transmission de l’information nociceptive dans la moelle.  

Au début des années 80, le focus était sur la découverte des mécanismes d’inhibition dans la moelle et peu d’emphase avait été apportée à ce qui pourrait plutôt créer de l’amplification sensorielle.  L’exception à cela à l’époque provenait d’études de divers chercheurs démontrant que lors d’une blessure, les terminaisons sensorielles dans la zone de la blessure pouvaient devenir sensibilisées (hyperalgie primaire), ce qui provoquait une hypersensibilité dans la zone immédiate de la blessure.  Cela permettait d’expliquer pourquoi la zone douloureuse devenait hypersensible mais ne permettait pas d’expliquer des phénomènes comme l’allodynie tactile dynamique (lorsque flatter la peau fait mal), l’hyperalgie secondaire (douleur s’étendant nettement en dehors de la zone blessée) et la sommation temporelle de la douleur (lorsque le même stimulus appliqué répétitivement ne provoque pas de douleur initialement mais en provoque à la longue).  Il fallait trouver des explications supplémentaires.  

À l’époque l’idée que les synapses pouvaient modifier leur fonctionnement en fonction de leur utilisation faisait son bout de chemin.  L’étude précitée de Woolf ainsi que d’autres recherches d’alors ont permis de réaliser que lors d’une stimulation nociceptive, il se créait une sensibilisation des neurones de la corne postérieure de la moelle épinière.  Ce qui était le plus intéressant, était que cette sensibilisation persistait largement après le retrait de la stimulation nociceptive.  Ainsi, ce phénomène subsistait d’une manière autonome même en l’absence de nociception et ce, pendant un long moment.  De plus, ce phénomène d’amplification était présent non-seulement dans les fibres nociceptives stimulées (petit calibre A-delta  et C) mais s’étendait aussi à d’autres fibres nociceptives adjacentes non-stimulées et à des fibres non-nociceptives non stimulées (fibres de gros calibre type I et II).

Un très bon article de Woolf sur la sensibilisation centrale est paru (en pré-parution) l’automne dernier dans la revue Pain (2).  Voici ce qu’il dit sur les importantes implications d’une telle découverte (l’emphase est personnelle) :

«An important implication of these early basic science studies was the possibility that the pain we experience might not necessarily reflect the presence of a peripheral noxious stimulus. We learn from our everyday experience interfacing with the external environment to interpret pain as reflecting the presence of a peripheral damaging stimulus, and indeed this is critical to its protective function. Central sensitization introduces another dimension,one where the CNS can change, distort or amplify pain, increasing its degree, duration, and spatial extent in a manner that no longer directly reflects the specific qualities of peripheral noxious stimuli, but rather the particular functional states of circuits in the CNS. With the discovery of central sensitization, pain conceptually at least had become ‘‘centralized” instead of being exclusively peripherally driven.

In this sense central sensitization represents an uncoupling of the clear stimulus response relationship that defines nociceptive pain. Nociceptive pain reflects the perception of noxious stimuli. In the absence of such potentially damaging stimuli there is no nociceptive pain. However, after the discovery of central sensitization it became clear that a noxious stimulus while sufficient was not necessary to produce pain. If the gain of neurons in the ‘‘pain pathway” in the CNS was increased, they could now begin to be activated by low threshold, innocuous inputs. In consequence pain could in these circumstances become the equivalent of an illusory perception, a sensation that has the exact quality of that evoked by a real noxious stimulus but which occurs in the absence of such an injurious stimulus. This does not mean that the pain is not real, just that it is not activated by noxious stimuli. Such pain can no longer be termed nociceptive, but rather reflects a state of induced pain hypersensitivity, with almost precisely the same ‘‘symptom” profile to that found in many clinical conditions. This raised the immediate obvious question, was central sensitization a contributor to clinical pain hypersensitivity?»

Éloquent!  Ainsi, la sensibilisation centrale fait en sorte que la douleur que l’on ressent n’est plus vraiment seulement le reflet de stimuli nociceptifs mais plutôt le reflet d’une complexe modulation sensorielle qui peut donc non-seulement  diminuer mais aussi amplifier l’information afférente.  Cela a comme implication qu’un patient peut avoir mal même en l’absence de stimuli nociceptifs.  Une autre conséquence importante de la sensibilisation centrale est que la douleur peut être ressentie à une distance considérable du tissu originalement lésé.  Et surtout, la douleur peut s’étendre à l’extérieur du segment dans lequel la stimulation nociceptive d’origine a eu lieu.

Les mécanismes neurophysiologiques des différentes formes de sensibilisations centrales sont complexes et il existe une abondante littérature en discutant (voir l’article de Woolf dans les références).  Je ne les reverrai donc  pas en détails ici, mais il n’est nulle part question que des raideurs vertébrales peuvent causer ou maintenir une telle sensibilisation comme le veut la théorie du segment facilité.

Je crois que nous devrions tirer des leçons importantes des connaissances actuelles sur la sensibilisation centrale :

  1. Le système nerveux est plastique, c’est-à-dire qu’il s’adapte et se modifie selon la demande.  Rien n’est fixe et permanent.  De nouveaux neurones peuvent naître et de nouvelles synapses peuvent se former modifiant ainsi comment nous percevons et interprétons l’information provenant de nos sens.
  2. La notion de segment facilité est désuète et celle de la sensibilisation centrale la remplace haut la main.  
  3. Il n’est aucunement question de raideurs vertébrales comme l’une des causes de la sensibilisation centrale.
  4. La présence de douleurs multiples dans une présentation clinique peut facilement s’expliquer par la présence de sensibilisation centrale.
  5. Il est fort possible que bon nombre de nos clients avec des douleurs persistantes n’aient plus de problèmes avec leurs tissus.  Il est possible et probable que leurs douleurs ne soient pas causées par des stimulations nociceptives mais soient plutôt le reflet d’une augmentation du gain général du SNC.  Ils n’ont donc potentiellement pas de blessures ou de problèmes physiques.
  6. Tout facteur qui peut accroitre la sensibilité du SNC peut potentiellement provoquer de la douleur.
  7. La présence d’une douleur bilatérale (comme une épicondylalgie bilatérale) peut s’expliquer beaucoup mieux par un phénomène de sensibilisation centrale que part la traditionnelle «composante cervicale».
  8. La nociception bien que parfois suffisante, n’est pas nécessaire pour que la douleur soit ressentie.
Des évidences scientifiques en constante évolution nous permettent maintenant de savoir que la sensibilisation centrale joue un rôle potentiellement important dans plusieurs pathologies que nous rencontrons fréquemment cliniquement :
  1. Arthrite rhumatoïde
  2. Arthrose
  3. Problèmes temporo-mandibulaires
  4. Fibromyalgie
  5. Douleurs lombaires, douleurs cervicales 
  6. Une multitude de problèmes musculo-squelettiques
  7. Maux de tête
  8. Douleur neuropathique
  9. Algodystrophie réflexe (CRPS)
  10. Douleur post-chirurgicale
  11. Douleur viscérale (syndrome du colon irritable, par exemple)
On parle souvent de la sensibilisation centrale mais en réalité il s’agit d’un amalgame de diverses formes neurophysiologiques d’augmentation de la sensibilité.  Chacune des pathologies susmentionnées a d’ailleurs des caractéristiques de sensibilisation qui lui sont propres. De plus, la sensibilisation centrale n’est pas le seul phénomène neurologique pour expliquer la présence de douleurs persistantes.  Entre autre, des changements dans diverses zones du cerveau permettent maintenant aussi de jeter un nouveau regard sur cela (j’en parlerai lors d’un prochain commentaire).  Néanmoins, la quantité accablante d’études seulement  sur la sensibilisation centrale devrait nous faire réaliser que plusieurs de nos patients n’ont probablement rien de problématique avec leur tissus et que leur douleur est plutôt le fruit d’une  amplification sensorielle complexe qui n’a rien à voir avec des raideurs cervicales ou de quelconques fautes posturale ou biomécanique.  Si l’on combine les connaissances actuelles en neurophysiologie avec les études questionnant sérieusement nos croyances au sujet de l’impact de la biomécanique sur l’avènement et la subsistance de la douleur on se devrait de réaliser que le focus actuel de la majorité des thérapies est beaucoup trop axé sur le tissu et sur la tentative de minimiser l’arrivée de signaux nociceptifs dans le SNC.

En conclusion, une bonne compréhension de la neurophysiologie de la douleur et du phénomène de la sensibilisation centrale, permet d’aborder le raisonnement clinique avec un angle complètement nouveau, à jour et basé sur des données probantes.  Inévitablement, combiné à un certain esprit critique, cela nous amène nécessairement à questionner certains modèles établis depuis longtemps qui ne permettent pas d’expliquer adéquatement les présentations douloureuses de nos patients.

Références et lectures suggérées

  1. Woolf CJ. Evidence for a central component of post-injury pain hypersensitivity. Nature 1983;306:686–8.
  2. Woolf CJ. Central sensitization: Implications for the diagnosis and treatment of pain. PAIN (2010), doi:10.1016/j.pain.2010.09.030
  3. Nijs J, Van Houdenhove B, Oostendorp RA. Recognition of central sensitization in patients with musculoskeletal pain: Application of pain neurophysiology in manual therapy practice.Man Ther. 2010 Apr;15(2):135-41. Epub 2009 Dec 24.
  4. Jurgen Sandkuhler, Models and Mechanisms of Hyperalgesia and Allodynia, Physiol Rev 89: 707–758, 2009

samedi 12 février 2011

La sensibilisation centrale versus le segment facilité, partie I

Le concept de segment facilité est présent en physiothérapie depuis quelque temps.  On associe souvent ce concept à diverses présentations douloureuses.  Le segment facilité est ainsi au coeur du raisonnement clinique en thérapie manuelle. Si on fait une recherche sur pubmed, avec les termes Facilitated Segment and Pain, on obtient seulement 26 résultats.  De ces résultats, la plupart discutent de conditions cardiovasculaires et n’ont rien à voir avec le concept de segment facilité tel qu’utilisé en physiothérapie.  En fait, un seul article (1) discute du segment facilité dans son sens habituellement proposé en physiothérapie.  Il s’agit d’un article de de Nefyn Williams datant de 1997.  Si on regarde dans les références de cet article, on peut y trouver quelques rares autres textes, ceux de Korr et Denslow principalement.  Korr et Denslow sont les deux ostéopathes qui ont parlés pour la première fois du segment facilité suite à une étude qu’ils ont menée en 1947.  Quelques études ont paru par la suite mais depuis, pour ainsi dire, rien.

Voici ce que N. Williams rapporte des études de Korr et Denslow :

«Korr et al performed simple experiments on the paravertebral muscles and electrical skin resistance of subjects' backs, and demonstrated that the motor, pain, and sympathetic pathways, at segmental levels corresponding to somatic dysfunction, showed increased activity. They concluded that neurones in these spinal cord segments were maintained in a state of facilitation.»

Depuis, on considère que dans un segment facilité, il peut y avoir une augmentation de l’activité des motoneurones, de certaines efferences sympathiques de même qu’une sensibilisation sensorielle.  Une autre des prémisses du segment facilité est que celui-ci peut survenir et être maintenu par une dysfonction somatique.  Il est fréquemment proposé que des raideurs segmentaires affectant la mobilité et le tonus musculaire localement au segment atteint pourraient être responsable de la facilitation du segment.  Il est aussi suggéré qu’un segment facilité pourrait provoquer l’apparition de pathologies distalement dans les structures reliées neurologiquement à ce segment.  D'ailleurs, depuis plusieurs années l’examen biomécanique en thérapie manuelle vise, entre autre, à trouver les dysfonctions segmentaires (raideurs vertébrales et hypertonies musculaires localisées).  On espère, en partie, qu’en améliorant la mobilité des segments dysfonctionnels, on diminuera la facilitation neurologique dans le segment et qu’ainsi qu’on allègera des contraintes biomécaniques néfastes et donc la douleur.  J’ai résumé cela un peu simplement et librement, mais en gros, le raisonnement est de cet ordre.  Pour que cela fonctionne, il faut croire que la présence de limitations du mouvement vertébral segmentaire (par une ankylose capsulaire par exemple) est une des causes du segment facilité ou à tout le moins de sa subsistance.  Il faut aussi croire que cette facilitation neuromusculaire est capable d’induire des pathologies à distance dans le segment en induisant une hypertonie persistante néfaste mécaniquement. 

Par exemple, à l'aide de cette théorie, on pourrait suggérer que des raideurs capsulaires facettaires C5-6 pourraient amener une hypertonie des extenseurs du carpe.  Par la suite, cette hypertonie, combinée à d’autres facteurs (mécaniques pour la plupart), pourrait participer à l’apparition de la fameuse épicondylite.  Améliorer la mobilité de C5-6 aiderait donc à mettre un terme à cette symptomatologie.

Il n’y a tout simplement pas d’études scientifiques qui supportent de telles affirmations.  Néanmoins, ça semble plausible à première vue et les traitements qui en découlent ont une certaine efficacité.  Rien dans la littérature scientifique ne permet d’affirmer que des raideurs segmentaires vertébrales peuvent causer ou amener la subsistance d’un segment facilité.  Par ailleurs, rien de sérieux dans littérature scientifique ne supporte l’existence même du segment facilité.  Ce concept n’est tout simplement pas étudié ou connu sous cette forme par la plupart des scientifiques qui étudient la douleur.  Il n’y a généralement que les ostéopathes et physiothérapeutes qui utilisent cette terminologie.  Ce n’est pas qu’une facilitation du système nerveux n’existe pas, bien au contraire, mais plutôt que les théories qui la sous-tendent et tentent de l’expliquer sont plutôt connues sous l’appellation Sensibilisation Centrale ou Central Sensitization en anglais. 

Si on fait à nouveau une recherche dans pubmed mais cette fois ci avec les termes Central Sensitization and Pain on obtient cette fois-ci, 1393 résultats et ce nombre augmente à chaque mois.  La sensibilisation centrale est présentement en train de révolutionner le domaine de la douleur et elle est le sujet de nombreux articles scientifiques chaque mois.  Ce phénomène était d’ailleurs à l’avant plan dans plusieurs conférences du 13th World Pain Congress de l’IASP qui fut tenu à Montréal l’été dernier et auquel près de 7000 spécialistes de la recherche et du traitement de la douleur  du monde entier ont assisté.  J’étais du nombre. 

La sensibilisation centrale permet de voir sous un jour nouveau un ensemble de présentations douloureuses rencontrées cliniquement.  Le phénomène de sensibilisation centrale témoigne de toute la complexité du système nerveux lorsqu'il est question de douleur.  Lors de la prochaine chronique, je vais tenter de démontrer pourquoi elle remplace haut la main le concept du segment facilité. 

  1.  

lundi 7 février 2011

L'ostéopathie crânienne et la fée des dents

Il y a une toute nouvelle étude (6) sur la thérapie crânio-sacrée présentement dans le journal Clinical Rehabilitation. L’étude en question est un essai randomisé (RCT) sur l’effet de la thérapie crânio-sacrée sur la fibromyalgie.  La conclusion est que cette thérapie permettrait de diminuer la douleur chez les patients souffrant de fibromyalgie.  Wow!  Le crânien ça marche on dirait!

C’est mon observation personnelle que la popularité de l’ostéopathie est en croissance autant parmi nos rangs que chez les patients en général.  De plus en plus de formations continues sur la thérapie crânio-sacrée sont offertes aux physiothérapeutes.  Pourquoi cet engouement?

Grosso modo, la thérapie crânienne aiderait en «normalisant» le flot du liquide céphalo-rachidien et/ou la mobilité des os du crâne entre eux (je sais que c’est plus complexe mais je veux garder ce commentaire concis).   Selon l’explication qui vous convient cela aura un impact liquidien et/ou mécanique sur le corps et, par une cascade d’effets, cela aiderait à diminuer la douleur.  C’est sûr que c’est séduisant.  Les traitements sont doux, un peu mystérieux et le thérapeute semble posséder un don particulier lui permettant de sentir ce que le pauvre mortel ne peut.  Le problème, et il est gros, c’est que ça ne tient pas la route du tout.

J’entends déjà la rumeur du désaccord avec mes propos mais pourtant ceux-ci sont fondés.  J’ai moi-même une expérience en thérapie crânienne et il n’y a tout simplement pas d’évidence scientifique sérieuse pour supporter les mécanismes prétendus de l’ostéopathie crânienne (CST).  Il n’y a que des essais cliniques de qualités discutables sur son efficacité.  Regardons cela de plus près.  

Bien que l’existence d’un rythme pulsatile du liquide céphalo-rachidien soit supportée par certaines études, il n’y a aucune évidence de qualité permettant de savoir si un thérapeute peut fidèlement évaluer ce rythme (1,2,4,5).  De plus, il n’y a aucune évidence qu’une anomalie de ce rythme soit en lien avec un quelconque problème musculo-squelettique.  

Ensuite, un des effets proposé du «crânien» est que le thérapeute améliorera la mobilité des sutures crâniennes à l’aide de pressions très précises et délicates sur le crâne. Puisqu’il n’y a pas de fusion complète des sutures, cette capacité serait bien intéressante.  Cependant, il a été bien démontrée (5) que les forces requises pour amener ne serait-ce qu’un minuscule mouvement des sutures crâniennes excèdent largement celles qui sont exercées par les praticiens.  Alors, exit l’amélioration de la mobilité des sutures crâniennes par la CST, ça ne se peut tout simplement pas.

Troisièmement, les méthodes d’évaluation du rythme crânio-sacré ne sont ni valides, ni fidèles (1,2,4,5).  En d’autres mots, Il est impossible de savoir si les conclusions du thérapeute représentent vraiment un trouble du rythme crânio-sacré et les conclusions de différents thérapeutes évaluant tous le même crâne seront tous plutôt différentes.  Comment donc accorder une valeur à ce type d’évaluation sans validité de construit et sans reproductibilité.

Clairement, le simple fait que les mécanismes d’action ou les méthodes d’évaluations du CST soient très questionnables ne veut pas dire que ce doit être abandonné pour autant.  D’ailleurs, la thérapie manuelle orthopédique souffre de problèmes similaires et le traitement des douleurs lombaires en est un bon exemple.  Cependant, il existe plusieurs RCT pour démontrer l’efficacité de cette dernière forme de traitement.  On ne peut vraiment pas en dire autant de la thérapie crânienne.  Malgré son utilisation depuis plus de 50 ans, il n’y a toujours pas d’évidence scientifique de qualité sur son efficacité.  Ah! Oui, j’oubliais l’étude citée ci-haut sur le traitement de la fibromyalgie. 

Voilà, c’est là tout le problème de la littérature sur le crânien, les essais cliniques sont d’une qualité très ordinaire.  Dans cette étude de Sanchez et al, on a d’un côté 60 minutes de thérapie crânienne incluant une interaction thérapeutique individuelle continue ainsi qu’un contact manuel doux et intime contre 30 minutes de … magnétothérapie débranchée!!!!

Dans le groupe placebo le patient a de la magnétothérapie, ne ressent absolument rien et, en prime, il n’a aucune réelle interaction thérapeutique avec le thérapeute.  Ça doit être réellement convaincant ce traitement placebo…  Il y a une abondance d’évidence sur l’effet placebo et il est clair que l’anticipation de résultats positifs est un facteur clé.  Pour cela, l’intervention du groupe placebo doit avoir un minimum de plausibilité pour être convaincante.  Il est fort probable que ce traitement de magnétothérapie débranchée n’a même pas produit de réponse placebo (ou très peu) chez les sujets de cette étude.  Malheureusement puisqu’il n’y avait pas de groupe sans traitement, il est impossible de confirmer cela.  Par contre, puisque l’anticipation de résultats positifs joue un rôle important dans le soulagement de la douleur lors d'un traitement manuel (3), il est fort possible que tous les effets positifs notés dans le groupe traitement (CST) de cette étude ne soient dus qu’à la seule anticipation positive des patients et pas du tout à la prétendue normalisation d’un quelconque paramètre crânio-sacré.  

Les mécanismes prétendus de la CST ne reposent sur aucune base scientifique validée (1,2,4,5).   Ils n’y a pas d’évidence scientifique de qualité démontrant son efficacité et encore moins sur le lien entre les  le rythme crânio-sacré et la santé.  Dans un tel cas, il faut se baser sur sa plausibilité scientifique préalable.  Or, il est clair que les connaissances scientifiques actuelles permettent d’affirmer que cette thérapie n’a pas de plausibilité préalable dans sa forme actuelle.  Dans un tel contexte, elle ne devrait pas, sous aucun prétexte, être vantée ou utilisée par un membre de l’OPPQ.  L’argumentation habituelle des praticiens de cette thérapie tient essentiellement sur le fait que la science ne peut vraiment tester les prétentions de la CST et sur une foule d’anecdotes de succès retentissant.  Le premier argument est facile mais fallacieux.  La méthode scientifique étant très bien outillée pour évaluer plusieurs des facettes de la CST.  Quant aux anecdotes, elles sont ce qu’elles sont, c’est-à-dire des histoires bien intéressantes sans plus.  L’utilisation du rasoir d’Occam permet d’ailleurs de trouver des explications bien simples pour expliquer les évènements de la plupart d’entre-elles.

Finalement, les connaissances actuelles en neurophysiologie de la douleur permettent de penser qu’il est tout de même plausible que l’application des mains d’un thérapeute sur le crâne d’un patient peut potentiellement avoir une certaine vertu thérapeutique dans certaines conditions douloureuses.  Ainsi, dans ce contexte, il est possiblement indiqué que des études d’efficacités indépendantes soient entreprises pour valider une telle hypothèse.  Dans l’éventualité de résultats favorables, la pratique d’une certaine forme de thérapie manuelle sur le crâne (ou plutôt sur la peau de la tête) pourra possiblement être alors cautionnée et encadrée.  Cette forme de thérapie serait certainement simplifiée et dénudée de tout l’aura de mysticité qui entoure sa pratique actuelle.  Entre temps, les théories folkloriques derrière l’utilisation de la thérapie crânio-sacrée sont aussi probables à mes yeux que l’existence de la fée des dents!

  1. Complement Ther Med. 1999 Dec;7(4):201-7. A systematic review of craniosacral therapy: biological plausibility, assessment reliability and clinical effectiveness. Green C, Martin CW, Bassett K, Kazanjian A.
  2. International Journal of Osteopathic Medicine Is there a place for science in the definition of osteopathy? December 2007 (Vol. 10, Issue 4, Pages 85-87) Nicholas P. Lucas, Robert W. Moran